Compte rendu du 11
avril 2015 : Interventions de Béatrice Fleury et Jacques Walter
Nous nous sommes retrouvés ce matin du 11 avril à la salle
Louis Nodon de Vernoux pour assister à la présentation du travail de Béatrice Fleury et Jacques Walter dans le cadre du projet « Mémoires de
clandestinités », en passe d’être clôt.
Jacqueline Cimaz retrace la place de ces
interventions au moment de l’accueil et excuse les personnes qui n’ont pu
venir : Bernard Stora, Didier Tallagrand, Jean-Marie Mengin.
Puis elle donne la
parole à Béatrice Fleury qui
précise que son travail sur « la torture dévoilée » découle de
recherches en continuité sur 10 ans sur la mémoire des immigrés en Lorraine,
mémoire comportant une dimension privée importante qui croise une temporalité
plus large. La qualification des lieux oscille entre oubli et résurgence chez
les témoins. Trois aspects de l’évocation des souvenirs sont à noter :
1- L’émergence d’un témoin : comment ?
pourquoi ?
2- Pourquoi on en parle ou pas ? (les facteurs humains)
3- Quels facteurs humains ou sociaux font (ou pas) que ce que
dit un témoin incite un autre à s’exprimer à son tour ?
Cette recherche s’inscrit dans les « médiations
mémorielles ». C’est un travail à la fois sur les médias et l’artistique
Jacques Walter intervient pour préciser que si la
mémoire est très présente dans l’espace public il ne faut pas confondre mémoire
et histoire, ce qui donne lieu à débat ; en tant que chercheur, on ne veut
pas opposer mais plutôt comprendre le débat. L’historien rétablit les faits
alors que « nous essayons de comprendre comment se reconstruit le
passé avec les lunettes du présent »
Béatrice
Fleury : « La torture dévoilée »
Pourquoi la guerre d’Algérie ? Ce choix découle d’une
recherche plus large qui a débuté avec la culpabilité dans le cinéma allemand
après guerre, puis avec la guerre du Golfe., débouchant sur une question
essentielle : Pourquoi on
ment ? Dans les repas de famille, beaucoup de choses se disent mais
beaucoup ne se disent pas.
Il s’agit, dans l’exemple présenté, de faits relatifs aux
tortures pendant la guerre d’Algérie, ayant eu lieu lorsque le témoin,
Louisette, avait une vingtaine d’années mais divulgués plusieurs dizaines
d’années après. La femme qui témoigne a attendu d’avoir 64 ans, que son père
soit mort et que ses enfants soient élevés pour parler. Silence et zones
d’ombre, inexactitudes dues à une mémoire trompeuse, pourquoi « ça »
sort dans l’espace public à un moment donné ???
Béatrice retrace l’historique de la première
publication due à la rencontre fortuite de deux femmes, Louisette et Florence Beaugé (Louisette = Lila,
appartenant au FLN est capturée par l’armée française, torturée jusqu’à ce
qu’intervienne un médecin français qui
l’aurait sauvée de cet enfer et qu’elle
désire retrouver pour le remercier) puis l’enchaînement des événements
et témoignages, controverses et polémiques de grande ampleur déclanchés dans
les médias et les milieux politiques et militaires où l’on voit apparaître les
noms de Massu, Bigeard et Grazziani.
C’est l’Humanité qui va diffuser ce témoignage en
plusieurs épisodes. Louisette est invitée à la fête de l’Humanité, Henri Aleg
publie « La question » et Pierre Vidal Naquet « La torture dans
la République ». Les journaux ouvrent leurs colonnes à des témoignages
privés. Pourquoi ? Edwy Plenel, directeur de rédaction du Monde joue un
rôle important dans la divulgation de ces témoignages. Lionel Jospin cherche
l’objectivité dans le travail des historiens. Louisette révèle qu’elle a aussi
été violée (ce qui explique probablement son si long silence). Le 31 octobre,
c’est « l’appel des douze » qui demande à la France de
reconnaître ses crimes. Ce qui se dégage
de cette effervescence : Nous devons
témoigner pour l’Histoire.
A droite on s’indigne
que l’armée soit mise en cause, à gauche, on trouve qu’on ne va pas assez loin.
Quelques commentaires : ces événements interviennent au
moment où la situation financière de l’Humanité est difficile. Ce dossier
relance une régularité de lecture qui
lui est favorable et donne lieu à des publications sur ces sujets.
En conclusion, l’ampleur du débat eu lieu avec des
circonstances temporelles particulière et le rôle d’amplificateur de certaines
personnes, dont le général Aussares qui avoue la torture. En 2012, Louisette ne
fait presque plus parler d’elle, les témoignages sont éclatés et divers,
Florence Beaugé adopte une certaine réserve et l’effervescence à ce sujet est
retombée.
C’est en début d’après midi que Jacques Walter intervient sur « la mémoire des génocides », précisant que le choix du sujet
découle de l’histoire de sa famille implantée en Moselle non loin d’un petit
camp (Neuebremm) datant de la guerre de 1870 mais utilisé pendant la dernière
guerre de 39/45, pour des transits très courts, de 1 nuit à 3 semaines, une
sorte de prélude à la déportation. En dehors d’ouvrages (une centaine)
fournissant des témoignages il n’est pas possible de faire des recherches, les
archives ayant disparu.
Peu de témoignages d’habitants, mais des figures comme Edmond Michelet, ministre de De Gaulle, et
surtout Jacques Bergier qui ont témoigné de leur passage dans ce camp.
Bergier,
assez tôt résistant en région lyonnaise,
arrêté à Villeurbanne et torturé par Barbie, est expédié à Mathausen ou il sera
libéré le 5 mai 1945. Il transite par Compiègne et Neuebremm dont il parle,
évoquant le petit bassin en son centre, autour duquel on faisait tourner les
détenus.
Comment va-t-il raconter tout cela ? De 1945 à 2005,
beaucoup de variété dans les récits. Le passage à Neuebremm apparaît comme une
sorte d’initiation à l’univers concentrationnaire qui prend la forme d’un
traumatisme. Le statut de victime, dû à la guerre, autorise la parole qui
apparaît parfois contradictoire.
Michel Foucault dit : « Nous créons des
régimes de véridictions (qui varient avec le temps) ». Il n’y a pas d’étanchéité
entre les pôles hétérographique et
autobiographique. On constate que : « Je ne dis pas la même chose
après avoir pris connaissance de récits de ma vie dits par d’autres ». Il
y a nécessité d’un travail de compréhension sur la manière dont nous négocions
notre rapport au passé.
Nous pouvons citer Marcel
Hébert et le Colonel Rémy parmi
ceux qui ont écrit à propos de Bergier. A la fois ingénieur chimiste, résistant
et juif ses témoignages privilégient alternativement l’un de ces trois état
comme motif de persécution. En ce qui le concerne on peut distinguer 3 étapes
dans l’expression de ses témoignages :
1- Devant la commission d’enquête qui a lieu à la fin de la
guerre son témoignage met l’accent sur les sévices subis en tant que résistant,
plutôt qu’en tant que juif.
2- Au procès de Reichstadt,
il explique qu’il a simplement participé à l’instruction débouchant sur
l’exécution de coupables. Il se décrit comme
déporté politique « espion » et nie avoir donné l’ordre de noyer un juif français dont on lui
reproche la mort.
Puis il va appuyer son propre souvenir sur le témoignage du Colonel Rémy. C’est ce qui va devenir
le marqueur de sa déportation. Dans sa publication de 1954, la tragédie de la
déportation est construite sur le modèle du chemin de croix et il s’interroge
et s’interrogera toute sa vie : « Pourquoi ai-je
survécu ? » Il se réapproprie son histoire, devient écrivain et témoigne de
ce qui lui est arrivé. C’est d’abord parce qu’il est un « immense
scientifique » qu’il a été torturé, puis parce que résistant puis enfin
par ce qu’il est juif. Pour sa survie cela reste un mystère auquel il trouve
des solutions. Les explications qu’il fournit vont s’amplifier jusqu’à sa mort,
jusqu’à s’identifier au chef de son réseau.
Toutes ces étapes, qui font fluctuer les témoignages
« premier jet », ceux rencontrés au travers d’autres témoins puis
ceux « recomposés » à partir des souvenirs propres plus ou moins
modifiés vers une version « provisoirement » définitive peuvent être
considérées comme l’essai de gestion et de résolution des traumatismes subis .
A l’issue des présentations de nos deux conférenciers, les débats avec la
salle sont ouverts qui permettent à chacun d’exprimer, avec quelques
questions, l’intérêt suscité par ces travaux croisés sous le signe des
« Mémoires de Clandestinités ».
Nicole
Bertholon 25 avril 2015